Un nouveau texte, La seule suite, une nouvelle histoire écrite par Hédi Cherchour, la musique, D de l’album De A à L – The Other Colors*.
Préfiguration d’un projet lancé et en cours nommé : PARAPH
PARAPH raconte, nous conte le monde de l’entreprise, le monde du travail, ses aliénations, l’autre famille parfois même.
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La seule suite
Il n’y a qu’une seule suite à donner aux évènements récents, mon travail, ton travail continue, le son des trottoirs continue à swinguer en Europe, Michel écrit à Michel, Charly dessine chez Charly. La ville ne s’effondre pas.
Je vais d’ailleurs au mariage d’un collègue de travail après les évènements parisiens. Cette invitation à son mariage nous a pris de court, nous les collègues de la boite, des Contrats à durée indéterminée pour la majorité des salariés. Une invitation au mariage de notre chef, nous ne nous y attendions pas pour la simple et unique raison qu’il est notre ennemi numéro 1 évidemment dans le service gestion Le chef Éric. Mais il nous a invité, et nous allons à son mariage tous, ça le fait.
La liste des cadeaux de mariage de notre chef Éric n’est pas originale, de la vaisselle en porcelaine très chère de cette ville de province, du linge de literie de l’autre grand magasin des grands boulevards voraces, un voyage à Bodrum au départ de Beauvais, des raquettes de ping-pong et cet abonnement incompréhensible d’un an au journal Le monde pour 230 euros. Le chef Éric exagère. C’est le chef du service gestion, c’est mon chef.
Nous avons organisé une collecte sans sourciller auprès des autres services et aux étages. Tout le monde a donné un petit quelque chose pour la cagnotte du futur marié Éric le chef qui nous surveille encore en 2015 et dans le futur, le chef de notre entreprise à tous. L’entreprise et ses pots et ses peurs.
Je suis allé au mariage de mon chef Éric. J’ai offert mon cadeau à Éric mon chef en mains propres. C’était un étrange climat de mariage, pas vraiment l’hiver et pas encore le printemps, l’entre deux saison, le flou total d’une époque, un moment de vivre ensemble dans la formule et entre collègues vois-tu?
Je stresse, nous stressons sur le gazon de la grande fête de l’amour.
Éric notre chef est très en costume blanc de jeune marié, il y a des chapeaux oranges et jaunes sur la tête de femmes travailleuses et modernes la semaine, leurs enfants portent des mini-costumes qui leur donnent des attraits monstrueux, petits hommes aux membres rétrécis et à la coupe de cheveux en brosse proprette, gominée, parée à conquérir un monde édenté de ses sordides abus, son cynisme fréquent, bouffé de l’intérieur par des milliards de canines minuscules. On trinque au futur et à notre avenir dans l’entreprise. On trinque à la peur et à la méfiance.
Les mariages ressemblent à un carnaval de déséquilibrés en liberté béni par un curé et le maire ainsi que ses adjoints municipaux.
Il y a la famille d’Éric notre chef à nous, ce sont là des collègues frustrés de se retrouver ainsi piégés au fond de leur torpeur économique, perdre son poste dans une grosse entreprise en ces temps si troubles, piégés au mariage d’un chef maudit. Je voudrais danser, je voudrais me suicider dans une ville quelconque, dans un contexte urbain totalement isolé, anonyme.
C’est la vie moderne, c’est mon sentiment.
Je souhaite changer de poste à mon travail, et pour réaliser ce souhait il faut gravir des échelons, Éric mon chef est ma seule promesse réelle, le chef qui valide ma migration en interne de la boite où je bosses depuis tant d’années. Je danse et je bosses.
Éric le chef bois du champagne à son mariage avec sa jeune épouse lorsque je danse, et vînt le jour où l’on décide de faire la paix avec le marié chef Éric afin d’avancer dans l’avancement de mon poste de travail.
Il faut donc partir sur d’autres bases puissantes et positives et Éric le jeune chef marié, le chef de notre travail qui nous invite à son mariage fantastique, pourra défendre ma cause de salarié crevé et névrosé. Je suis présent à son mariage après tout, je le soutiens par ma présence dans sa vie future. Je pourrais presque l’aimer si il n’était pas lui Éric mon chef.
Le banquet du mariage du chef Éric s’est ouvert à midi trente. Il y avait un grand parc, des gobelets colorés. Les collègues se sont retrouvés autour d’Éric, un hourra improvisé et des accolades. Éric pleurait de joie, nous l’avons alors applaudit. C’était un grand moment de lâché prise collectif, des instants rares et importants pour le mental du service gestion de notre boite.
On a dansé dans la salle des fêtes de la commune de Plessis-Feu-Aussoux jusqu’à cinq heures du matin.
Je suis rentré en voiture avec cet autre collègue qui m’expliquait qu’il comptait bien monter en grade cette année. La route était vide, la nuit était violette. Le bruit du moteur sans furie se mêle aux notes des mots sans lueur du collègue, ambitieux conducteur de notre errance nocturne et sale, chauve blafard collègue de la nuit mauve.
J’ai une crise de rire nerveux puis un mal de ventre insoutenable, une envie pressante débarquait aux portes de la capitale et de ses caméras de surveillance. La bagnole a calé à ce moment là précisément.
Elle s’est arrêtée brusquement sur le bas côté d’une rocade machin. Les feux de la caisse éclairaient mon visage et mes genoux nus. Le conducteur collègue restait à son poste de conducteur, au chaud dans sa caisse en rade.
J’allais donc me rhabiller puis retourner à la voiture du collègue et attendre gentiment une dépanneuse lorsque j’ai entendu des pas d’homme arrivés dans ma direction et mon froc, sur ma route noire. Le noir complet des bois de Vincennes, le temps à peine de me relever pour découvrir le visage d’un travelo brésilien ou maghrébin, je ne sais plus, une créature brune, des gros seins, des cuissardes, un blouson, du maquillage sur les dents.
On a hésité à se payer le travelo au blouson en cuir. On a culpabilisé, ce n’était pas la bonne époque.
Le collègue m’a rappelé qu’on avait réunion de travail très tôt le lundi matin au bureau et qu’il recevait son fils en garde alternée chez lui dans quelques heures.
Le travelo se trémoussait dans tous les sens sur cette rocade obscure. Il nous a proposé de vérifier le moteur de notre voiture en panne.
Le travelo a réparé la panne de la pompe à huile en cuissardes pour 40 euros.
Le travelo travaille la nuit dans ce bois à côté, et occasionnellement, il répare les voitures et les machines à laver de marques allemandes.
On a pris sa carte de visite, les coordonnées du travelo de la nuit violette. Il est retourné travailler dans son bois et dans son tee-shirt jaune avec écrit devant en brillant «I am free».
Nous sommes rentrés nous coucher, chacun chez soi, avec le sentiment d’une vie impossible à atteindre bon sang en tant que salariés et dans cette entreprise.
Hedi Cherchour
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D
* De A à L – The Other Colors – sortie de l’album le 27 décembre prochain.