Ça n’a rien donné

Tu es venu chez moi l’ami et tu as pris mes mots et leurs parfums. Je cours, je te prépare un café, tu absorbais mes mots dans mon dos. Ton œil écoute mon œil, tu chopes les mots. Et quand bien même je ne disais rien, tu désirais profondément mes mots. Tu prends un sucre dans ton café, tu connais Flaubert ou Michel Foucault, tu prends un sucre dans ton café et tu connais Flaubert sur le bout de tes doigts. Ensuite, nous quittons la tablée pour nous poser au bord du monde et sourire, et parler très sérieusement d’un sujet sensible, la révolution sociale. Le spectacle est vertigineux, il y a la vie qui fréquente la mort dans la ruelle, sous les porches, des portes cochères, des grands chevaux, sous la fenêtre, en dessous de nous et de notre projet politique, de notre amitié naissante, lumineuse et troublante. Tu allumes une cigarette, tu réfléchis à l’humain, à ce qu’il en reste, tu prends mes mots sous ta langue, puis tes mots sont sur ta langue, puis mes mots sont sous ta langue, une langue double face, des corps mouvants, corps agiles. Nous trinquons au splendide immeuble de briques rouges en face de nous, nous n’avons rien à nous dire mais là encore tu prends mes mots. Je t’invite à prendre un verre en bas, dans la rue de la Peine Perdue, au Blue Sky, un bistrot tenu par un Croate batit comme Hercule, doux comme un Martin-pêcheur. Le Martin-pêcheur est un oiseau, c’est un excellent indicateur naturel de la qualité d’un milieu aquatique par exemple le Martin-pêcheur. Le bistrot du Croate a une devanture jaune, les habitués sont les Yougoslaves du quartier. Nous pénétrons le lieu, là, tu prends au vol les mots de ce type au comptoir du Blue Sky, un plombier né à Dubrovnic. Un gros plombier né à Dubrovnic au gros ventre parle de ses malheurs, de ses clients et de son emploi de plombier à Saint Ouen, il raconte sa paie, il dit qu’il est mal rémunéré par son employeur Pakistanais ou Kabyle. On ne comprend pas tout ce qu’il raconte, le plombier de Dubrovnic parle notre langue avec un tic de langage, il termine toujours ses phrases par “voilà, donc voilà.” Nous l’écoutons terminer ses phrases de plombier de Dubrovnic, le plombier de Dubrovnic est résident français, il termine souvent ses phrases, le plombier de Dubrovnic nous donne son opinion, son raisonnement au bistrot Croate le Blue Sky, nous sommes une assemblée concentrée. Il est debout, nous sommes assis. Le temps est en lecture directe. Tu attrapes l’ami, tu chopes ses mots de plombier Yougo mal payé, tu attrapes son tic de langage de Yougo mal rémunéré. Nous revenons à nous, à notre projet de révolution. Nous sommes les meilleurs amis du monde, nous souhaitons faire la révolution pour l’humain. Nous commandons à boire. Tu sembles inquiet dans le bistrot Croate, tu bois ta bière l’ami, tu sembles bien contrarié. Il y a des mots qui ne passent pas dans le gosier, tu bois ta bière et tes yeux sont mouillés, c’est l’émotion, une sorte d’émotion. Je t’invite aussi chez ma mère qui vit au bout de la rue de la Peine Perdue, je vais chercher mon RSA, il est domicilié chez ma mère mon RSA. On mange des oeufs frais dans la salle à manger morbide et acajou chez ma mère. Elle sourit et elle compatit, notre statut prétentieux d’écrivains révolutionnaires lui écrase la gueule à ma mère. Tu aspires ses mots à ma mère, tu observes ses vieilles mains grasses et tordues de macaque. Tu ne parles presque pas à ma mère l’ami, je récupère mon RSA, je te quitte dans la rue de la Peine Perdue, notre séparation dans cet espace apocalyptique, notre moment de la langue de l’instant, voilà, donc voilà.

Hédi Cherchour

Armée noire

Ce texte a été publié dans l’Armée Noire Tome 2, disponible au prix de 20 euros + 3,50 euros de frais de port, commande par courrier à La Belle Epoque, 7, rue de Pologne 59000 Lille.

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